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Depuis les années soixante, l'historiographie québécoise est marquée par la perspective moderniste. Téléologiques, les grands récits modernistes qui traversent notre historiographie, qu'ils soient libéraux ou marxiens, font souvent l'impasse sur la nature particulière du conservatisme canadien-français qui, selon nous, ne saurait se réduire àl'autrede la « bonne » pensée (libérale ou sociale-démocrate). Le contexte de désenchantement actuel par rapport aux ratés de la modernité québécoise permet probablement de considérer autrement le conservatisme canadien-français en lui-même et pour lui-même. Reste cependant à se demander si ce conservatisme canadien-français peut éclairer certains débats actuels sur la démocratie ou le néolibéralisme.

Au XVIIe siècle, après avoir traversé l'inhumanité d'une des guerres les plus effroyables de l'Europe, un théologien tchèque, un philosophe, un éducateur surtout, proposa une Consultation universelle pour la réforme des affaires humaines. Jan Amos Komensky (nom latinisé: Comenius) ne voulait rien de moins qu'engendrer une prise de conscience susceptible d'entraîner les femmes et les hommes, les riches et les pauvres à faire humanité par l'exercice d'une intelligence collective des fins. Faire humanité, c'est rassembler les intelligences pour un examen en profondeur des affaires humaines afin d'engendrer le goût et la décision d'abandonner la cruauté vis-à-vis de soi et de prendre enfin le chemin du soin de soi. C'est une tentative pour passer de l'inhumanité des guerres et de l'exclusion à l'humanité d'un monde soucieux de paix et de justice. Une entreprise nécessairement éthique, éducative et politique. La mesure de notre humanité est sans doute inversement proportionnelle au nombre de misérables et de malheureux que nous produisons. La détresse sociale, celle qui est à nos portes comme celle que nous exportons, parce qu'elle est exclue de la discussion, est possiblement la parole manquante, celle qui pourrait nous changer. Nous le croyons. Pour comprendre, au-delà de sa manifeste naïveté, le sens et la valeur de l'entreprise de Comenius, il est nécessaire de préciser la conception de l'être, du temps, de la liberté, de l'éducation qui sont à sa base. On sort de ce travail avec une vision qui s'oppose radicalement à la "rationalité" prégnante à l'Occident. L'obstacle premier de la généreuse entreprise du Tchèque contemporain de Descartes réside peut-être précisément dans son antagonisme avec ce que nous appelons le "rationnel". En préliminaires à notre rencontre avec Comenius, nous tenterons de dégager le problème de la détresse sociale dans sa signification sociale et symbolique. Après quoi nous récapitulerons brièvement l'histoire philosophique de l'être et de l'esprit qui mène, à travers Maître Eckhart et Nicolas de Cues, à Comenius. Cela nous conduira à examiner la position des principaux contemporains de Comenius. En deuxième partie, nous commencerons notre lecture de Comenius par une brève biographie du philosophe éducateur. Nous analyserons sa première œuvre majeure Le Labyrinthe du monde et le paradis du cœur, une anti-utopie que nous croyons déterminante pour comprendre sa pédagogie, son éthique et sa vision politique. Nous définirons ensuite ce qu'il entend par nature, homme et connaissance. Nous pourrons alors aborder sa proposition d'éducation de tous à l'exercice de la liberté. Nous terminerons cette partie en cernant les principaux éléments de son éthique en rapport avec la réforme politique qu'il espérait. Dans la dernière partie, nous tenterons une synthèse des "révolutions" apportées par Eckhart, Nicolas de Cues et Comenius en ce qui a trait à l'être, au temps et à la liberté. Ces "révolutions" changent radicalement notre compréhension de ce qu'est la pauvreté, l'exclusion et la détresse sociale. Comenius a trouvé un fameux disciple contemporain en la personne de Jan Patočka. Nous suivrons donc ce philosophe à travers sa compréhension de l'art de travailler le social afin d'arriver à la politique. Cette nouvelle compréhension de la vie politique (intelligence collective des fins) place les plus pauvres au cœur d'une révolution sociale peut-être nécessaire à la venue de notre humanité. Nous terminerons en esquissant notre point de vue sur une éthique susceptible de transformer la détresse sociale en puissance d'humanisation.