Catherine Depretto, John Pier Philippe Roussin (dir.), « Le formalisme russe cent ans après », Communications, n° 103, 2018
In: Idées ećonomiques et sociales
ISSN: 2116-5289
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ISSN: 2116-5289
Romantisme : pro et contra Qu'est-ce que le romantisme ? Le titre de l'ouvrage d'Henri Peyre pose en 1971 une question qui n'a cessé d'agiter les critiques tout au long du XXe siècle et à laquelle aucune réponse n'a jamais fait consensus. Plutôt que d'ajouter aux essais de définition et aux tentatives de description exhaustive, nous souhaiterions ici proposer un autre regard sur ces interrogations et nous demander, au miroir de la critique française et étrangère du siècle passé, non pas ce qu'est le romantisme, mais, dans la lignée du renversement proposé par Raymond Immerwahr, ce qui se passe quand on appelle un objet « romantique » ou quand l'on donne une définition à « romantisme » . Ce volume invite donc à une réflexion historique sur la manière dont les différents courants de critique et de théorie littéraire ont lu et appréhendé le romantisme dans le courant du XXe siècle. Pourquoi se pencher sur la réception critique du romantisme en particulier ? D'abord parce que, parmi les différents courants littéraires, le romantisme s'est régulièrement trouvé au cœur des débats théoriques tout au long du XXe siècle, et que les principaux paradigmes critiques l'ont érigé tour à tour en modèle et en contre-modèle. On trouve aux deux extrémités du siècle des moments de valorisation du romantisme : au début du XXe siècle, il constitue le corpus par excellence des premières approches comparatistes formalisées, destinées chez un Fernand Baldensperger ou un Paul Van Tieghem à dégager des traits littéraires transversaux communs à l'ensemble des littératures européennes . Vers la fin du siècle, le romantisme est également remis à l'honneur : dans le contexte français actuel, le paradigme critique qui invite à relire les textes littéraires à la lumière de l'histoire culturelle s'est développé à partir de l'étude du Zeitgeist romantique, et considère le corpus romantique comme un lieu privilégié pour penser les processus littéraires et esthétiques. Mais entre les deux, c'est une vaste zone troublée qui se déploie à une époque considérée comme l'âge d'or de la critique française : dans les courants théoriques des années 1960 et 1970, le rapport au romantisme se fait plus ambivalent et les différents paradigmes critiques sont amenés à se définir par rapport à lui – souvent par rejet radical. Le structuralisme, par exemple, avec son approche formelle et sa conception du texte autotélique, qui se réclame ouvertement de la double tradition flaubertienne et mallarméenne, discrédite l'aspiration des « mages romantiques » à faire de l'art la relève de la philosophie et de l'écrivain le dépositaire d'un sacerdoce moral. Et ce n'est que lorsque son emprise commence à se relâcher un peu qu'un Barthes revient à Balzac pour mesurer jusqu'à quel point il ouvre déjà partiellement vers le pluriel du « Texte », ou qu'un Todorov s'intéresse aux « théories du symbole » des premiers romantiques allemands, rompant ainsi avec l'arbitraire du signe saussurien cher à Lévi-Strauss et à l'ensemble du structuralisme . En revanche, le poststructuralisme tel que défini entre autres par une Julia Kristeva affiche d'abord une méconnaissance offensée du romantisme, et ne fait commencer les « révolutions du langage poétique » que passé le temps de son hégémonie . Enfin, si elle se place en théorie dans la lignée de la polysémie romantique, tout un pan de la théorie de la « déconstruction » française continue de manifester une certaine méfiance pour le courant : ainsi, la « déconstruction » tend parfois à condamner la littérature romantique, héritière des théories du langage de Rousseau et Herder, en la soupçonnant d'une foi naïve en la « métaphysique de la présence » qui la confinerait dans une posture nostalgique et aveuglée. Jacques Derrida reconnaît par exemple de sa part un rapport « un peu raide » à certains romantiques allemands et français, pour qui le sacre de l'écrivain ne semble pouvoir se faire que dans une fétichisation de la voix charismatique de l'auteur, ce qui pour le penseur français est l'aveu d'une croyance erronée dans le caractère secondaire de l'écrit par rapport à la parole vive. Un objet critique sensible : archaïsme ou modernité ? Ce statut ambivalent met en lumière l'enjeu particulier que constitue l'interprétation du romantisme pour la théorie littéraire du XXe siècle. En effet, beaucoup de critiques s'accordent pour le considérer comme une ligne de partage entre archaïsme et modernité en littérature, mais sans pour autant trancher si l'avènement d'une littérature dans laquelle les contemporains se reconnaissent se fait avec le romantisme, ou au contraire après lui. Le romantisme fait-il partie de cette modernité dont il serait l'avant-poste, ou constitue-t-il au contraire la dernière étape avant les « révolutions du langage poétique » ? La question reste plus ouverte qu'on ne le soupçonnerait. Dès la fin des années 1940, un Jean-Paul Sartre garde le romantisme en point de mire quand il récrit sous le nom d'« engagement » une nouvelle partition de la « fonction du poète » ; et il l'a toujours en vue lorsque, plus tard, il remonte aux « frères aînés » de « l'idiot de la famille » pour mieux comprendre la radicale rupture que signifie la tentation flaubertienne de l'impersonnalité. De même, à l'époque même où le structuralisme paraît dénier aux romantiques un rôle dans la production de la littérature moderne en faisant de Flaubert et Mallarmé les fondateurs d'une littérature de l'intransivité, d'autres penseurs tout aussi importants estiment que c'est au romantisme que l'on doit cette révolution. Lorsque Foucault traque dans Les Mots et les choses la métaphore de la transparence qui dévoile la grande utopie d'un « langage […] où les choses elles-mêmes seraient nommées sans brouillage », il valorise par contre-coup une littérature qui « s'enferme dans une intransivité radicale » et « devient pure et simple affirmation d'un langage qui n'a plus pour loi que d'affirmer […] son existence escarpée » : or, pour Foucault, « le mode d'être moderne du langage », amené à lutter tout au long du XIXe siècle avec une forme de réalisme cratylien, s'inaugure bien avec « la révolte romantique contre un discours immobilisé dans sa cérémonie ». Chez Maurice Blanchot, toute la littérature moderne trouve sa source dans le romantisme, moment où le rêve d'une adéquation parfaite du langage cède la place à la recherche d'une intransivité radicale : pour ce critique, l'art de l'époque romantique est marqué par une perte externe de souveraineté, mais se trouve compensée par la conquête d'une nouvelle fonction interne, celle de « l'art comme recherche ». De Hölderlin à Kafka, c'est un autre modèle littéraire qui s'impose alors, celui d'une œuvre toujours à la recherche de sa propre origine. Avant même le retour de l'auteur dans les « biographèmes » du Barthes tardif ou la préférence accordée au « figural » par Jean-François Lyotard au détriment des signes discursifs , le romantisme est loin d'être le mouton noir de la critique des années 1960 et 1970 : il apparaît comme un objet profondément pluriel, dont l'appréciation varie en fonction des romantiques et des romantismes que l'on sélectionne. On constate ainsi que l'influence méthodologique et certains modes concrets d'appropriation du romantisme diffèrent parfois du discours critique global porté sur lui : dans la critique du XXe siècle, le romantisme est souvent là où on ne l'attend pas. Pourrait-on même voir, à la suite de Jean-Marie Schaeffer ou Denis Thouard, des généalogies secrètes qui iraient des romantiques allemands à Bakhtine et au structuralisme ou des héritages cachés du romantisme dans les pensées contemporaines ? « Situations » des lectures du romantisme : moments et espaces de la réception critique Au-delà de l'interprétation du romantisme en lui-même, c'est donc une lecture de ses lectures qui devient possible. En replaçant les réceptions critiques dans leur cadre conceptuel, on fait en effet apparaître des effets de perspective, qui permettent de situer dans le temps et dans l'espace les différentes lectures du romantisme, mais aussi de mettre en relief les éventuelles lacunes ou mésinterprétations qu'ont pu engager des analyses pourtant devenues canoniques. Ainsi, plusieurs ouvrages récents soulignent que l'appropriation du romantisme par toute une tradition critique au nom du principe d'intransivité repose en réalité sur une lecture biaisée par des préoccupations propres au contexte dans lesquelles elle se fait jour : ainsi des tenants d'une littérature close sur elle-même, qui revendiquent la tradition de « l'art pour l'art », mais sans reprendre la conception romantique qui lie autonomie et efficacité et veut que l'œuvre sublime conquière de fait un pouvoir renforcé sur le monde . Le même type d'appropriation subjective paraît à l'œuvre dans la théorie de « l'Absolu littéraire », qui s'inspire des premiers romantiques allemands et de leur art clos sur lui-même comme un hérisson, mais laisse de côté le programme politique et social présent dans la philosophie de Fichte ou la « nouvelle mythologie » des frères Schlegel . Dans les deux cas, le romantisme se trouverait promu autour d'un malentendu, ou au moins d'une vision partielle, qui évacuerait une ambition messianique jugée surannée à l'époque du Nouveau Roman ou un programme politique qui investit les notions de Nation et de race devenues profondément suspectes. L'idée que les moments de la lecture romantique sont profondément informés par leur contexte historique se prolonge avec les nuances en termes d'espace que la réception critique du romantisme fait apparaître. Si, pour les déconstructionnistes français, le romantisme apparaît comme une littérature périmée, l'école de Yale d'un Paul de Man et aujourd'hui d'un Harold Bloom a totalement renouvelé l'étude des romantiques britanniques, à laquelle elle se consacre presque exclusivement. De même, dans le monde anglo-saxon, la littérature romantique, loin d'être exclue de la modernité, s'est trouvée au cœur de la constitution des principaux paradigmes critiques contemporains, des postcolonial studies qui prennent naissance dans les analyses d'Edward Said sur l'image de l'Orient chez les romantiques , à la notion de world literature qui revendique l'héritage de la Weltliteratur de Goethe et des romantiques allemands , en passant par la critique féministe dont la figure tutélaire, la « folle du grenier », est empruntée à un roman de Charlotte Brontë . Pour revenir à notre point de départ, on notera également que la promotion initiale du romantisme par les premiers spécialistes de littérature comparée est l'œuvre d'universitaires issus de la tradition allemande de la romanistique : le Belge Paul Van Tieghem, le Français Fernand Baldensperger, créateur en 1928 du Cours Universitaire de Davos (Davoser Hochschulkurse), et plus tard le Suisse Albert Béguin voient dans le romantisme un signe de l'unité de la culture européenne, à une époque où déjà, en France, l'accent mis sur l'aspect poétique d'une littérature qui, selon Paul Valéry, « est et ne peut être autre chose qu'une sorte d'extension et d'application de certaines propriétés du langage », lance une tradition critique de soupçon envers le romantisme. La réception souvent heurtée du romantisme dans la critique du XXe siècle nous incite donc à proposer une historicisation du regard critique. Cet ouvrage, issu d'une journée de réflexion menée en février 2015 dans le cadre hospitalier du Musée de la Vie romantique, que nous remercions pour son généreux accueil, ne vise pas à dégager une vision synthétique du romantisme – on s'est souvenu que le titre du premier numéro de la revue Romantisme, « L'Impossible unité » – et il ne prétend pas non plus à l'exhaustivité : il propose une série de perspectives dans cette histoire complexe et gigantesque, que d'autres livres auront soin de venir compléter . Le chemin qu'il propose s'articule en plusieurs temps : d'abord, on reviendra aux commencements du problème romantique dans la critique européenne – les articles de Matthieu Vernet et de Victoire Feuillebois montrent ainsi que, de manière très différente et avec des visées critiques diverses, les années 1900 voient l'entrée en scène du romantisme comme problème critique fondamental, que l'on cherche à en donner une vision historicisée ou qu'il fonctionne comme un miroir des problématiques de l'esprit du temps. On soulignera ensuite le caractère fatalement kaléidoscopique des réceptions du romantisme à travers l'exemple du romantisme allemand : Patrick Marot, Philippe Forget et Éric Lecler soulignent à la fois le caractère productif de ces appropriations, leur éloignement relatif par rapport à l'original et les résultats très différents auxquels amène la lecture d'un même texte. Mais au-delà des lectures individuelles, ce sont bien des tentatives d'interprétation générales du romantisme qui caractérisent le siècle – soit, comme le montre José-Luis Diaz pour la génération 1970 et Mark Sandy dans son riche panorama des études romantiques ango-saxonnes, qu'elles tentent de dégager une image structurée et conceptualisée du romantisme, soit, ainsi que le souligne Yvon Le Scanff, qu'elles tendent à isoler des concepts pour penser le romantisme, comme celui de sublime qui apparaît paradoxalement opératoire. On se proposera enfin de clôre cette réflexion en mettant en valeur la place du romantisme dans les questionnements à la frontière entre le littéraire et le culturel : Serge Zenkine, Michael Löwy et Robert Sayre rendent sensibles le caractère singulier de la notion, qui excède de loin la dimension purement poétique, tout en continuant de porter une interrogation théorique forte, ce qui explique à la fois la variété de ses échos et la pérennité de la sensibilité dans d'autres espaces et d'autres temps. Nous espérons que ce panorama puisse contribuer à préciser le statut et la place des études sur le romantisme dans le champ intellectuel contemporain et à réfléchir aux outils épistémologiques légués par ces différentes approches pour penser le romantisme au début du XXIe siècle. José-Luis DIAZ et Victoire FEUILLEBOIS
BASE
Romantisme : pro et contra Qu'est-ce que le romantisme ? Le titre de l'ouvrage d'Henri Peyre pose en 1971 une question qui n'a cessé d'agiter les critiques tout au long du XXe siècle et à laquelle aucune réponse n'a jamais fait consensus. Plutôt que d'ajouter aux essais de définition et aux tentatives de description exhaustive, nous souhaiterions ici proposer un autre regard sur ces interrogations et nous demander, au miroir de la critique française et étrangère du siècle passé, non pas ce qu'est le romantisme, mais, dans la lignée du renversement proposé par Raymond Immerwahr, ce qui se passe quand on appelle un objet « romantique » ou quand l'on donne une définition à « romantisme » . Ce volume invite donc à une réflexion historique sur la manière dont les différents courants de critique et de théorie littéraire ont lu et appréhendé le romantisme dans le courant du XXe siècle. Pourquoi se pencher sur la réception critique du romantisme en particulier ? D'abord parce que, parmi les différents courants littéraires, le romantisme s'est régulièrement trouvé au cœur des débats théoriques tout au long du XXe siècle, et que les principaux paradigmes critiques l'ont érigé tour à tour en modèle et en contre-modèle. On trouve aux deux extrémités du siècle des moments de valorisation du romantisme : au début du XXe siècle, il constitue le corpus par excellence des premières approches comparatistes formalisées, destinées chez un Fernand Baldensperger ou un Paul Van Tieghem à dégager des traits littéraires transversaux communs à l'ensemble des littératures européennes . Vers la fin du siècle, le romantisme est également remis à l'honneur : dans le contexte français actuel, le paradigme critique qui invite à relire les textes littéraires à la lumière de l'histoire culturelle s'est développé à partir de l'étude du Zeitgeist romantique, et considère le corpus romantique comme un lieu privilégié pour penser les processus littéraires et esthétiques. Mais entre les deux, c'est une vaste zone troublée qui se déploie à une époque considérée comme l'âge d'or de la critique française : dans les courants théoriques des années 1960 et 1970, le rapport au romantisme se fait plus ambivalent et les différents paradigmes critiques sont amenés à se définir par rapport à lui – souvent par rejet radical. Le structuralisme, par exemple, avec son approche formelle et sa conception du texte autotélique, qui se réclame ouvertement de la double tradition flaubertienne et mallarméenne, discrédite l'aspiration des « mages romantiques » à faire de l'art la relève de la philosophie et de l'écrivain le dépositaire d'un sacerdoce moral. Et ce n'est que lorsque son emprise commence à se relâcher un peu qu'un Barthes revient à Balzac pour mesurer jusqu'à quel point il ouvre déjà partiellement vers le pluriel du « Texte », ou qu'un Todorov s'intéresse aux « théories du symbole » des premiers romantiques allemands, rompant ainsi avec l'arbitraire du signe saussurien cher à Lévi-Strauss et à l'ensemble du structuralisme . En revanche, le poststructuralisme tel que défini entre autres par une Julia Kristeva affiche d'abord une méconnaissance offensée du romantisme, et ne fait commencer les « révolutions du langage poétique » que passé le temps de son hégémonie . Enfin, si elle se place en théorie dans la lignée de la polysémie romantique, tout un pan de la théorie de la « déconstruction » française continue de manifester une certaine méfiance pour le courant : ainsi, la « déconstruction » tend parfois à condamner la littérature romantique, héritière des théories du langage de Rousseau et Herder, en la soupçonnant d'une foi naïve en la « métaphysique de la présence » qui la confinerait dans une posture nostalgique et aveuglée. Jacques Derrida reconnaît par exemple de sa part un rapport « un peu raide » à certains romantiques allemands et français, pour qui le sacre de l'écrivain ne semble pouvoir se faire que dans une fétichisation de la voix charismatique de l'auteur, ce qui pour le penseur français est l'aveu d'une croyance erronée dans le caractère secondaire de l'écrit par rapport à la parole vive. Un objet critique sensible : archaïsme ou modernité ? Ce statut ambivalent met en lumière l'enjeu particulier que constitue l'interprétation du romantisme pour la théorie littéraire du XXe siècle. En effet, beaucoup de critiques s'accordent pour le considérer comme une ligne de partage entre archaïsme et modernité en littérature, mais sans pour autant trancher si l'avènement d'une littérature dans laquelle les contemporains se reconnaissent se fait avec le romantisme, ou au contraire après lui. Le romantisme fait-il partie de cette modernité dont il serait l'avant-poste, ou constitue-t-il au contraire la dernière étape avant les « révolutions du langage poétique » ? La question reste plus ouverte qu'on ne le soupçonnerait. Dès la fin des années 1940, un Jean-Paul Sartre garde le romantisme en point de mire quand il récrit sous le nom d'« engagement » une nouvelle partition de la « fonction du poète » ; et il l'a toujours en vue lorsque, plus tard, il remonte aux « frères aînés » de « l'idiot de la famille » pour mieux comprendre la radicale rupture que signifie la tentation flaubertienne de l'impersonnalité. De même, à l'époque même où le structuralisme paraît dénier aux romantiques un rôle dans la production de la littérature moderne en faisant de Flaubert et Mallarmé les fondateurs d'une littérature de l'intransivité, d'autres penseurs tout aussi importants estiment que c'est au romantisme que l'on doit cette révolution. Lorsque Foucault traque dans Les Mots et les choses la métaphore de la transparence qui dévoile la grande utopie d'un « langage […] où les choses elles-mêmes seraient nommées sans brouillage », il valorise par contre-coup une littérature qui « s'enferme dans une intransivité radicale » et « devient pure et simple affirmation d'un langage qui n'a plus pour loi que d'affirmer […] son existence escarpée » : or, pour Foucault, « le mode d'être moderne du langage », amené à lutter tout au long du XIXe siècle avec une forme de réalisme cratylien, s'inaugure bien avec « la révolte romantique contre un discours immobilisé dans sa cérémonie ». Chez Maurice Blanchot, toute la littérature moderne trouve sa source dans le romantisme, moment où le rêve d'une adéquation parfaite du langage cède la place à la recherche d'une intransivité radicale : pour ce critique, l'art de l'époque romantique est marqué par une perte externe de souveraineté, mais se trouve compensée par la conquête d'une nouvelle fonction interne, celle de « l'art comme recherche ». De Hölderlin à Kafka, c'est un autre modèle littéraire qui s'impose alors, celui d'une œuvre toujours à la recherche de sa propre origine. Avant même le retour de l'auteur dans les « biographèmes » du Barthes tardif ou la préférence accordée au « figural » par Jean-François Lyotard au détriment des signes discursifs , le romantisme est loin d'être le mouton noir de la critique des années 1960 et 1970 : il apparaît comme un objet profondément pluriel, dont l'appréciation varie en fonction des romantiques et des romantismes que l'on sélectionne. On constate ainsi que l'influence méthodologique et certains modes concrets d'appropriation du romantisme diffèrent parfois du discours critique global porté sur lui : dans la critique du XXe siècle, le romantisme est souvent là où on ne l'attend pas. Pourrait-on même voir, à la suite de Jean-Marie Schaeffer ou Denis Thouard, des généalogies secrètes qui iraient des romantiques allemands à Bakhtine et au structuralisme ou des héritages cachés du romantisme dans les pensées contemporaines ? « Situations » des lectures du romantisme : moments et espaces de la réception critique Au-delà de l'interprétation du romantisme en lui-même, c'est donc une lecture de ses lectures qui devient possible. En replaçant les réceptions critiques dans leur cadre conceptuel, on fait en effet apparaître des effets de perspective, qui permettent de situer dans le temps et dans l'espace les différentes lectures du romantisme, mais aussi de mettre en relief les éventuelles lacunes ou mésinterprétations qu'ont pu engager des analyses pourtant devenues canoniques. Ainsi, plusieurs ouvrages récents soulignent que l'appropriation du romantisme par toute une tradition critique au nom du principe d'intransivité repose en réalité sur une lecture biaisée par des préoccupations propres au contexte dans lesquelles elle se fait jour : ainsi des tenants d'une littérature close sur elle-même, qui revendiquent la tradition de « l'art pour l'art », mais sans reprendre la conception romantique qui lie autonomie et efficacité et veut que l'œuvre sublime conquière de fait un pouvoir renforcé sur le monde . Le même type d'appropriation subjective paraît à l'œuvre dans la théorie de « l'Absolu littéraire », qui s'inspire des premiers romantiques allemands et de leur art clos sur lui-même comme un hérisson, mais laisse de côté le programme politique et social présent dans la philosophie de Fichte ou la « nouvelle mythologie » des frères Schlegel . Dans les deux cas, le romantisme se trouverait promu autour d'un malentendu, ou au moins d'une vision partielle, qui évacuerait une ambition messianique jugée surannée à l'époque du Nouveau Roman ou un programme politique qui investit les notions de Nation et de race devenues profondément suspectes. L'idée que les moments de la lecture romantique sont profondément informés par leur contexte historique se prolonge avec les nuances en termes d'espace que la réception critique du romantisme fait apparaître. Si, pour les déconstructionnistes français, le romantisme apparaît comme une littérature périmée, l'école de Yale d'un Paul de Man et aujourd'hui d'un Harold Bloom a totalement renouvelé l'étude des romantiques britanniques, à laquelle elle se consacre presque exclusivement. De même, dans le monde anglo-saxon, la littérature romantique, loin d'être exclue de la modernité, s'est trouvée au cœur de la constitution des principaux paradigmes critiques contemporains, des postcolonial studies qui prennent naissance dans les analyses d'Edward Said sur l'image de l'Orient chez les romantiques , à la notion de world literature qui revendique l'héritage de la Weltliteratur de Goethe et des romantiques allemands , en passant par la critique féministe dont la figure tutélaire, la « folle du grenier », est empruntée à un roman de Charlotte Brontë . Pour revenir à notre point de départ, on notera également que la promotion initiale du romantisme par les premiers spécialistes de littérature comparée est l'œuvre d'universitaires issus de la tradition allemande de la romanistique : le Belge Paul Van Tieghem, le Français Fernand Baldensperger, créateur en 1928 du Cours Universitaire de Davos (Davoser Hochschulkurse), et plus tard le Suisse Albert Béguin voient dans le romantisme un signe de l'unité de la culture européenne, à une époque où déjà, en France, l'accent mis sur l'aspect poétique d'une littérature qui, selon Paul Valéry, « est et ne peut être autre chose qu'une sorte d'extension et d'application de certaines propriétés du langage », lance une tradition critique de soupçon envers le romantisme. La réception souvent heurtée du romantisme dans la critique du XXe siècle nous incite donc à proposer une historicisation du regard critique. Cet ouvrage, issu d'une journée de réflexion menée en février 2015 dans le cadre hospitalier du Musée de la Vie romantique, que nous remercions pour son généreux accueil, ne vise pas à dégager une vision synthétique du romantisme – on s'est souvenu que le titre du premier numéro de la revue Romantisme, « L'Impossible unité » – et il ne prétend pas non plus à l'exhaustivité : il propose une série de perspectives dans cette histoire complexe et gigantesque, que d'autres livres auront soin de venir compléter . Le chemin qu'il propose s'articule en plusieurs temps : d'abord, on reviendra aux commencements du problème romantique dans la critique européenne – les articles de Matthieu Vernet et de Victoire Feuillebois montrent ainsi que, de manière très différente et avec des visées critiques diverses, les années 1900 voient l'entrée en scène du romantisme comme problème critique fondamental, que l'on cherche à en donner une vision historicisée ou qu'il fonctionne comme un miroir des problématiques de l'esprit du temps. On soulignera ensuite le caractère fatalement kaléidoscopique des réceptions du romantisme à travers l'exemple du romantisme allemand : Patrick Marot, Philippe Forget et Éric Lecler soulignent à la fois le caractère productif de ces appropriations, leur éloignement relatif par rapport à l'original et les résultats très différents auxquels amène la lecture d'un même texte. Mais au-delà des lectures individuelles, ce sont bien des tentatives d'interprétation générales du romantisme qui caractérisent le siècle – soit, comme le montre José-Luis Diaz pour la génération 1970 et Mark Sandy dans son riche panorama des études romantiques ango-saxonnes, qu'elles tentent de dégager une image structurée et conceptualisée du romantisme, soit, ainsi que le souligne Yvon Le Scanff, qu'elles tendent à isoler des concepts pour penser le romantisme, comme celui de sublime qui apparaît paradoxalement opératoire. On se proposera enfin de clôre cette réflexion en mettant en valeur la place du romantisme dans les questionnements à la frontière entre le littéraire et le culturel : Serge Zenkine, Michael Löwy et Robert Sayre rendent sensibles le caractère singulier de la notion, qui excède de loin la dimension purement poétique, tout en continuant de porter une interrogation théorique forte, ce qui explique à la fois la variété de ses échos et la pérennité de la sensibilité dans d'autres espaces et d'autres temps. Nous espérons que ce panorama puisse contribuer à préciser le statut et la place des études sur le romantisme dans le champ intellectuel contemporain et à réfléchir aux outils épistémologiques légués par ces différentes approches pour penser le romantisme au début du XXIe siècle. José-Luis DIAZ et Victoire FEUILLEBOIS
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In: Idées ećonomiques et sociales
ISSN: 2116-5289