Résumé Dans son livre, David Nirenberg donne de l'antijudaïsme une définition très englobante : il ne s'agit pas de l'hostilité à l'égard d'une religion, d'une culture ou d'une population – le judaïsme et les Juifs –, mais de l'appréhension critique d'un ensemble de notions que représente le « judaïsme », à travers laquelle les porteurs de cet antijudaïsme cherchent à se situer dans le monde et à donner sens à leur action. Pour D. Nirenberg, cet antijudaïsme a constitué l'un des principaux outils à l'aide desquels l'édifice de la pensée occidentale a été construit ; il s'est nourri des débats internes au christianisme d'abord, à la culture européenne ensuite, sans confrontation directe avec les Juifs ; et l'antisémitisme correspond au cas particulier dans lequel le discours de l'antijudaïsme est appliqué aux Juifs concrets. Cet article, qui discute ces thèses, se propose deux objectifs : calibrer autrement la part de la tradition de l'antijudaïsme dans l'institution des discours et de l'imaginaire « occidentaux » ; souligner qu'à chaque étape – dans l'Antiquité tardive, au Moyen Âge et au début des temps modernes, depuis les Lumières – l'évolution des attitudes envers les Juifs est d'abord fonction de changements dans les rapports qu'entretient la société majoritaire avec les Juifs réels.
«Les miracles qu'ils [les Juifs] racontent pourraient lasser mille bavards. Mais ce dont ils s'enorgueillissent le plus, c'est qu'ils comptent beaucoup plus de martyrs que n'importe quelle autre nation et que chaque jour s'accroît le nombre de ceux d'entre eux qui, pour leur foi, souffrent avec une extraordinaire force d'âme; et ceci n'est pas une légende; parmi bien d'autres, j'ai connu moi-même un certain Judas, dit le Fidèle, qui s'est mis à chanter au milieu des flammes, et tandis qu'on le croyait mort, l'hymne: "À toi, mon Dieu, j'offre mon âme": il est mort en chantant.» Spinoza a été apparemment trahi par sa mémoire, puisqu'il n'a pu rencontrer «Judas le Fidèle», brûlé à Valladolid en 1644 sans avoir jamais quitté la péninsule Ibérique, mais il fait en tout cas écho, dans ce passage de sa réponse à Albert Burgh, à la célébration des martyrs telle que la pratiquait de son temps la communauté juive d'Amsterdam. Des martyrs, ou en tout cas de ceux qui, au gré de cette communauté, sont «les siens»: toutes les victimes de l'Inquisition espagnole ou portugaise ne se sont certes pas réclamées de ce judaïsme pour lequel on les envoyait au bûcher.