Theory Talk #74: Bertrand Badie (FR)
Blog: Theory Talks
Bertrand Badie sur le moment Trump, la science de la souffrance, et les RI
entre puissance et faiblesse
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La discipline de RI se focalise traditionnellement sur l'enjeu de pouvoir
entre états. Mais, s'interroge Bertrand Badie, est-ce que cela veut dire que
notre discipline est basée sur la négation de notre humanité ? Un géant
dans les RI françaises, Badie a œuvré pour remplacer le pouvoir et pour mettre
la souffrance au cœur de l'analyse de l'international, en appliquant des idées
sociologiques sur une réalité véritablement globale. Dans ce Talk, Badie, entre autres, défie la
centralité de l'idée de pouvoir, qui a peu de sens dans un monde où la plupart
de l'agenda international est défini par des défis qu'émanent de la faiblesse ;
défend la centralité de la souffrance pour une discipline de RI plus adaptée ;
et utilise ces idées de base pour contextualiser le Moment Trump.
Quel est selon vous actuellement le plus grand défi ou débat dans le
domaine des Relations Internationales ? Quelle est votre position vis-à-vis de
cet ou ces enjeu(x) ?
Incontestablement, c'est la question du
changement. C'est à dire que le moment est venu de conceptualiser, et au-delà
même, de théoriser le changement qui s'effectue dans les Relations
Internationales (RI). On a toujours le sentiment qu'on vit une période de
changement, mais concernant les RI nous avons plusieurs repères qui montrent
l'effectivité du changement. J'en vois au moins trois.
Le premier, c'est la nature inclusive
du système international. Pour la première fois dans l'Histoire de l'humanité
le système international couvre la quasi-totalité de l'humanité, alors que le
système Westphalien était un système Européen dans lequel les Etats-Unis sont
entrés pour en faire un système, je dirais, euro-nord-américain.
Deuxième élément, et plusieurs ouvrages
déjà ont permis de le montrer, il y a une mutation profonde de la nature du
conflit. La guerre était autrefois, dans le modèle Westphalien, une affaire de
compétition de puissance. Aujourd'hui on a le sentiment que la faiblesse
remplace la puissance, c'est à dire la puissance n'est plus explicative des
situations belligènes, que l'on doit trouver davantage dans les manifestations
de faiblesse : que ce soit les « collapsing states », c'est à dire le
déchirement des Nations souvent mal ou hâtivement construites ou encore la
déliquescence des liens sociaux. Cette nouvelle conflictualité vient
complètement bouleverser la donne internationale et constitue un deuxième
marqueur de transformation.
Le troisième axe, c'est ce que
j'appellerais la mobilité. Tout notre système international reposait sur l'idée
de territoire et de frontière, sur l'idée de fixité marquant de manière très
précise les compétences des Etats. L'Etat renvoie au territoire, comme la
définition donnée par Max Weber l'indique très clairement, alors qu'aujourd'hui
le territoire est défié par toute une série de mobilités, c'est à dire de flux transnationaux
: qu'il s'agisse de flux commerciaux, de flux d'informations ou de flux humains
à travers notamment toutes les diverses formes de migrations.
Donc voilà au moins trois indicateurs
objectifs d'une transformation profonde de la nature même des RI qui m'incitent
d'abord à parler plus volontiers désormais de « relations intersociales »
plus que de « relations interétatiques ». Les relations entre Etats
ne saturent plus le jeu mondial et ça amène à considérer que toute notre
théorie des RI reposait sur le modèle Westphalien tel qu'il est issu de la paix
de Westphalie, tel qu'il a été confirmé par l'accomplissement du travail de
construction des Etats-Nations et tel qu'il a dominé l'actualité internationale
jusqu'à la chute du Mur. Jusqu'à la chute du Mur, ce qui ne relevait pas de l'Europe
et des Etats-Unis, et de l'Amérique du Nord disons plus exactement, était nommé
périphérique, ce qui en dit long. Aujourd'hui la périphérie est centrale au
moins du point de vue de la conflictualité, donc il faut abandonner notre
grammaire Westphalienne et construire un nouveau guide d'analyse des RI qui
tienne compte de ces mutations. Supprimer notre grammaire Westphalienne des RI,
c'est remettre en cause notre théorie classique des RI et c'est remettre en
cause aussi les modèles pratiques d'action en politique internationale, c'est à
dire l'ordinaire de la diplomatie.
Comment est-ce que vous êtes arrivé dans votre pensée autour les Relations
Internationales ?
Vous savez souvent quand on écrit,
quand on travaille, on est d'abord influencé par son insatisfaction. C'est à
dire que la théorie classique Westphalienne des RI, comme je l'ai dit tout à
l'heure, ne me satisfaisait pas parce que j'avais l'impression qu'elle
focalisait sur des évènements qui n'avaient plus l'importance qu'on continuait
à leur prêter, par exemple la course aux armement, les relations entre
puissances ou les négociations diplomatiques traditionnelles alors que je
voyais, peut-être est-ce là l'élément déclenchant, que l'essentiel des
souffrances dans le monde venait d'espaces que ne couvrait pas réellement la
théorie des RI.
J'ai toujours dit à mes étudiants que
les RI c'était la science des souffrances humaines. Ces souffrances bien sûr
elles existent chez nous, elles existent en Europe, elles existent en Amérique
du Nord, elles existent partout dans le monde mais l'essentiel des souffrances
se situe hors champ westphalien et du coup l'analyse classique des RI en
donnait une image tout d'abord marginale et déformée. L'Afrique ou le Moyen
Orient vus au prisme du système Westphalien avaient une allure aplatie qui ne
correspondait en rien à l'extraordinaire richesse, en bien et en mal, de ces
régions du monde. Je considérais aussi que dans un monde où 6 à 9 millions
d'individus meurent de faim chaque année, les grands agendas des RI classiques
étaient dérisoires. Même le terrorisme, auquel on donne tant d'importance, a
des scores dérisoires par rapport à ceux de l'insécurité alimentaire.
Mes trois derniers livres sont trois
cris de révolte contre la théorie classique des RI. La diplomatie de
connivence est un livre dans lequel j'ai essayé de montrer qu'en réalité le
jeu des puissances était un jeu beaucoup plus intégré qu'on ne le dit et
renvoyant souvent à de fausses conflictualités. Il y a bien un club, et c'est
ça que j'essayais de décrire, un club de puissants.
Le Temps des humiliés était là
pour mettre en scène justement ce que la théorie classique ne savait pas
exprimer, c'est à dire la domination vue du côté des dominés, l'humiliation vue
du côté des humiliés, la violence vue du côté des désespérés. Même si on
regarde des puissances aussi accomplies que la Chine aujourd'hui, première ex
aequo avec les Etats-Unis en PIB, il faut bien admettre que la mémoire de
l'humiliation constitue pour la Chine une source énorme d'inspiration et
d'élaboration de son actuelle politique étrangère.
Et puis, dans mon dernier livre Nous
ne sommes plus seuls au monde, là le cri était encore plus direct, c'est à
dire nous sommes en train d'écrire les RI qui concernent un gros milliard
d'êtres humains en oubliant tous les autres et aujourd'hui ce ne sont pas ces
vieilles puissances qui font l'agenda international. Il est écrit à
l'initiative du petit, du faible, du dominé, avec bien entendu des recours à
des formes de violences extrêmes, mais qu'il faut essayer d'analyser et de
comprendre, donc totalement renverser la théorie des RI.
Il ne faut pas oublier que l'essentiel
de la théorie des RI nous a été livré par les Etats-Unis triomphants en 1945.
Le fameux « power politics » qui domine la théorie classique des RI,
inaugurée par Morgenthau et porté par tellement d'autres, mettait en scène ce
qui était vrai à l'époque, c'est à dire la capacité de la puissance américaine
de nous délivrer du monstre nazi. Aujourd'hui l'enjeu il est tout autre, et
c'est d'ailleurs significatif que deux des plus grands politistes
internationalistes américains, Robert Keohane (Theory Talk #9) et Ned Lebow (TheoryTalk #53), aient écrit
le premier un livre qui s'appelle After hegemony et le second Goodbye
hegemony. Et bien justement, moi ce qui m'intéresse c'est de voir ce qu'il
y a après l'hégémonie.
Une question maintenant pour les étudiants qui aspireraient à se
spécialiser dans le domaine des RI : quels conseils ?
D'abord je leur conseillerais de
débaptiser leur science, comme je le disais tout à l'heure, et de l'appeler
relations intersociales, c'est à dire que l'avenir de ce que nous nous appelons
les Relations Internationales se trouve dans la capacité de comprendre les
interactions extrêmement riches, multiples et diversifiées qui s'opèrent entre
les sociétés du monde. Ce qui ne veut pas dire de complètement abandonner la
piste des Etats, mais replacer les Etats au milieu de cette multiplicité
d'acteurs pour constater souvent l'impuissance de ces États face à ces acteurs
nouveaux. Ce serait mon premier conseil.
Mon deuxième conseil c'est regarder
devant eux et non derrière eux, c'est à dire ne pas se laisser dominer par le
modèle westphalien et essayer de bâtir ce dont nous avons besoin parce que
presque rien n'a été fait encore aujourd'hui pour bâtir ce modèle
post-westphalien, méta-westphalien. Au-delà de la puissance il y a des choses
que l'on identifie encore mal et qui sont le moteur des RI. De ce point de vue-là,
l'aide de la sociologie est particulièrement précieuse car si nous sommes dans
des relations intersociales, évidemment, la sociologie a un rôle très important
à jouer. J'ai considéré, dans ma contribution au The return of the theorists que Durkheim est une source très importante d'inspiration
pour comprendre le monde aujourd'hui. Voilà un auteur à étudier et à appliquer
aux RI.
Le troisième conseil que je leur
donnerais c'est de ne pas oublier qu'effectivement les « RI » ou les
relations intersociales sont les sciences de la souffrance humaine. Il faut
savoir remettre la souffrance au centre de la réflexion. On a trop perdu de
temps à analyser la puissance, il est temps maintenant de se mettre du côté de
la souffrance. Pourquoi ? D'abord parce que éthiquement c'est meilleur,
peut-être pourra-t-on en tirer alors des enseignements pratiques ? Mais aussi
pour une deuxième raison, c'est que dans les nouvelles RI la souffrance est
plus proactive que la puissance, ce qui n'est pas forcément optimiste mais qui
permet notamment de mieux s'interroger sur les formes nouvelles de
conflictualité. Hélas ce n'est plus avec des canons que l'on écrit l'agenda
international, mais c'est avec des larmes. C'est peut-être là qu'il y a un
effort important à consentir sur le plan de la réflexion.
Dans Le temps des humiliés, vous proposez une lecture durkheimienne
des RI dont l'accent est surtout mis sur le « grievance » qui
s'oppose à une autre logique : celle du « greed ». Que pensez-vous de
ce parallèle ?
« Greed » on peut le traduire
par accaparement, captation. En réalité vous avez raison, l'idée de grievance,
de récrimination, le mot est parfait aussi en français, est une idée très
structurante du jeu international. On ne l'a pas vu venir pour deux raisons.
D'abord parce que notre analyse classique des RI supposait une unité de temps,
comme si le temps africain, le temps chinois, le temps indien et le temps
européen étaient identiques. Or ceci est complètement faux parce que nous dans
notre culture européenne nous n'avons pas compris qu'avant Westphalie il y
avait des modèles politiques, des histoires qui avaient profondément marqué les
peuples qui les avaient alors façonnés. Pensez que la Chine c'est 4000 ans
d'empire, pensez que l'Afrique avant la colonisation c'était des royaumes, des
empires, des civilisations, un art, des productions artistiques. Pensez que
l'Inde aussi est multimillénaire. Le temps Westphalien est venu totalement nier
et écraser cette temporalité, cette historicité, presque sur un mode
négationniste, c'est à dire que dans l'esprit de ceux qui étaient porteurs du
modèle Westphalien seul ce modèle associé à la Renaissance et au Siècle des
Lumières et à la Raison avec un grand R avait vocation à formater le monde. Or,
c'était un pari insensé, un pari pour lequel nos ancêtres Européens qui l'ont
mené avaient des excuses parce qu'à l'époque on connaissait mal ces Histoires,
à l'époque on n'avait pas cette connaissance de l'autre et de l'altérité donc
on a réglé ça au plus simple, c'est à dire à partir de la négation de
l'altérité. Or les RI c'est au contraire l'accomplissement de l'altérité. Donc,
inévitablement tous ceux qui se sont vus nier dans leur historicité sur
plusieurs siècles et même plusieurs millénaires ont accumulé un ressentiment de
récrimination, de grievance particulièrement fort.
Le deuxième élément c'est que tout ceci
s'est opéré dans un contexte de déséquilibre des ressources de puissance, lié à
différents facteurs qui faisaient qu'effectivement à un moment donné du temps
les puissances occidentales étaient mieux armées au sens propre, au sens
figuré, que les autres sociétés. Donc cette négation de l'altérité a été
aggravée par l'imposition d'un système multilatéral de force qui s'est traduit
de la pire des façons, c'est à dire à partir d'une hiérarchie proclamée des
cultures, donc voilà il y avait comme disait Jules Ferry, en France au
XIXe siècle, les « races », « Nous avons l'obligation d'éduquer les races inférieures ».
C'est le début d'une Histoire, c'est le début de l'Histoire de l'humiliation et
comme au même moment la mondialisation venait à se faire, cette humiliation est
devenue le nerf de la vie international. Un nerf qui a été utilisé autant par
les puissants, qui en ont fait un instrument, c'est à dire où on va humilier
les autres pour mieux les dominer (guerres de l'Opium,
la colonisation) et en même temps un nerf qui a irrigué la réaction
mobilisatrice de ce monde extra-westphalien qui pour exister a eu besoin de
s'affirmer contre ceux qui les humiliaient. Donc vous voyez c'est vraiment la
trame des nouvelles RI. Dans mon
esprit c'est devenu un paradigme, ça explique tout même si d'autres facteurs
continuent à expliquer parallèlement.
Et pour apprécier cela on a besoin d'une
approche sociologique, ce que pour moi a
deux fonctions. Ces deux fonctions il faut les avoir en tête toutes les
deux pour bien comprendre ce qu'elle veut dire. La première c'est une fonction
intemporelle, c'est à dire considérer que partout et de tout temps le politique
est un produit social, donc ne peut pas être compris hors de la société, ce qui
n'était pas forcément la posture de certains et même de, je dirais, la majorité
des analystes qui croyaient de manière excessive à une autonomie du politique
et de l'Etat. La deuxième composante de cette approche sociologique est une
composante temporelle historique. Ce que je vous disais tout à l'heure : avec
la mondialisation le social a beaucoup progressé en propre par rapport au
politique et les relations intersociales, ayant grandi, on a besoin d'une
approche sociologique pour les comprendre.
Est-ce que vous pensez que « le moment Trump » constitue une
rupture fondamentale avec la conduite des RI ?
Trump en soi peut-être pas, ce qu'il
représente certainement. C'est à dire si on regarde les Etats-Unis on voit,
depuis le changement de millénaire, trois modèles se succéder. Vous avez eu au
lendemain du 11 Septembre un temps néo-conservateur où la mondialisation était
considérée par les dirigeants Américains comme un moyen ou peut-être une chance
d'universaliser le modèle américain de gré ou de force. De force comme ce fut
le cas par exemple en Irak en 2003. Ce modèle a échoué.
Cela a amené un deuxième modèle qui
est, je dirais, un modèle libéral, néo-libéral, incarné par Obama qui tirant
les leçons de l'échec du néo-conservatisme, a eu le courage de remettre en
cause l'hypothèse jugée jusque-là indiscutable d'un leadership américain et
considéré que les Etats-Unis ne pouvaient gagner aujourd'hui qu'à travers le
soft power ou le smart power ou le libre échangisme. C'est la raison pour
laquelle Obama se faisait très peu interventionniste et misait beaucoup sur le
TTIP, sur tous ces accords transrégionaux.
Avec Trump est arrivé un troisième
modèle, que j'appellerais néo-nationaliste, qui considère la mondialisation
mais de façon différente. La mondialisation est ramenée dans son esprit à une
chance donnée de satisfaire les intérêts nationaux américains, l'idée de « national
interest » rejaillit après ce long temps de vision globalisante. Ca ne
veut pas dire qu'on n'est pas interventionniste. Ce qui s'est passé en Syrie le
démontre. Ça veut dire qu'on interviendra non pas en fonction des besoins de la
mondialisation mais en fonction des intérêts des Etats-Unis. Il s'agit de
montrer l'image des Etats-Unis forts, puissants et d'autre part de servir les
intérêts concrets du peuple américain et de la nation américaine.
Ce modèle néo-nationaliste n'est pas
porté par Trump tout seul, c'est la raison pour laquelle je disais qu'il ne
faut pas prendre Trump isolément. On le retrouve exactement de la même manière
chez Poutine. On le retrouve chez quantité d'autres dirigeants du monde, comme
par exemple Erdogan ou Duterte ou Victor Orbán, donc des personnages aussi
différents, ou le Maréchal Sissi en Egypte.
On le retrouve dans des postures : le
Brexit en Grande-Bretagne, ce néo-populisme de droite en Europe : Mme Le Pen,
Mr Wilders, voire un certain néo-populisme de gauche comme Mélenchon en France.
Bref il est dans l'air du temps, c'est presque un effet de mode et il constitue
peut-être une double rupture dans les RI.
D'abord parce que depuis l'avènement de
la mondialisation, les années 70 disons en gros même si la mondialisation n'est
pas née à un jour précis, on avait un peu laissé de côté l'idée d'intérêt
national pour raisonner en termes de biens collectifs. Là c'est un abandon des
biens collectifs et un retour vers l'intérêt national. On le voit bien, l'un
des actes de Trump a été de dire que la COP21 de Paris doit être reconsidérée.
Et puis c'est une certaine forme aussi de réhabilitation de la force, qui
redevient le langage des RI.
Voilà deux bonnes raisons d'abord de
compléter notre science positive pour comprendre cette nouvelle tentation mais
aussi pour s'en inquiéter. Vous savez l'internationaliste ce n'est pas
quelqu'un de neutre, c'est aussi quelqu'un qui doit mettre sa science au
service de l'action et de la définition des politiques publiques. Aller à
l'encontre de l'idée de biens communs, c'est à dire à nouveau jeter un doute
sur l'idée de sécurité humaine, de sécurité environnementale, de sécurité
alimentaire, de sécurité sanitaire c'est extrêmement dangereux car ce n'est
jamais la composition des intérêts et des égoïsmes nationaux qui fera une
politique globalement cohérente. C'est le faible qui en pâtira le premier.
La deuxième raison c'est ce paradoxe à
un moment où l'on voit que la puissance est de plus en plus impuissante, j'ai
fait tout un livre là-dessus, de réhabiliter la force. Or regardez, ne
serait-ce que depuis 1989, où la force a-t-elle triomphé sur le plan des RI ?
Où donc le plus fort a gagné la bataille qui lui a permis de résoudre le problème
à son avantage ou conformément à ses objectifs ? Jamais. Ni en Somalie, ni en
Afghanistan, ni en Irak, ni en Syrie, ni en Palestine. Nulle part. Ni au Sahel,
ni en République Démocratique du Congo. Nulle part. Donc je suis un peu
inquiet, effectivement, de cette réhabilitation naïve et ringarde de la force.
Peut-on considérer que l'idée de la mondialisation, ou plutôt de l'ambition
intégratrice, aurait échoué ? Devrait-on enterrer l'idée d'intégration
régionale ou mondiale ?
Je n'aime pas les enterrements, ce
n'est pas un terme que j'emploierai, mais votre question est très pertinente.
Pendant près de vingt ans j'ai enseigné que l'intégration régionale c'était
l'échelon intermédiaire et réaliste entre le temps des nations et le temps de
la globalisation, c'est à dire j'ai longtemps cru que l'intégration régionale
était l'antichambre d'une gouvernance globale du monde.
J'ai longtemps cru que ce qui n'était
pas possible à l'échelle mondiale, à un gouvernement mondial, pouvait l'être
au niveau régional et déjà simplifier de
beaucoup la carte du monde et donc de progresser vers cette adhésion au
collectif que commande la mondialisation. Or non seulement l'Europe est en
échec, vous avez raison de le dire, mais toutes les constructions régionales
dans le monde sont en échec. Alors Mr. Trump bouscule ouvertement le NAFTA
ALENA, le MERCOSUR est en panne chaque Etat qui le compose a des récriminations
à son encontre, on pourrait continuer l'énumération… Toutes les formes
d'intégration que Chavez avait mis en place autour de son idéal bolivarien
n'existent plus, l'Afrique ne progresse que très très très lentement en matière
d'intégration régionale : l'Union du Maghreb Arabe, qui est quand même un
dispositif essentiel, a totalement échoué. Donc effectivement la conjoncture
n'est pas bonne.
Pour l'Europe le phénomène est double :
d'une part il y a cet échec très grave du départ de la Grande Bretagne de
l'Europe et puis il y a un malaise général du modèle européen. Alors, le départ
de la Grande Bretagne c'est très grave parce que c'est très rare si vous
regardez l'Histoire contemporaine des RI qu'un Etat claque la porte d'une
organisation régionale ou mondiale. C'est arrivé avec l'Indonésie aux Nations
Unies en 1964, ça n'a duré que 19 mois. C'est arrivé pour le Maroc au sein de
l'Union Africaine et le Maroc est actuellement en voie de réintégration. Donc
ce fait Britannique claque comme un coup de tonnerre, aggravé par le fait que
paradoxalement ce n'est pas tant sur l'idée d'intégration régionale que les
Britanniques ont voté contre l'UE. C'est beaucoup plus dans un réflexe
anti-migratoire, xénophobe, nationaliste (correspondant à cet élan de
nationalisme que je décrivais tout à l'heure) et donc ce qui est dramatique
c'est que l'on voit bien que cet ère du temps nationaliste vient réellement
attaquer les principes même de l'intégration régionale.
Alors je disais que pour l'Europe il y
a des problèmes internes encore plus profonds que la défection Britannique,
j'en vois au moins deux.
D'abord il y a un échec démocratique de
l'Europe, c'est à dire l'Europe n'a pas su faire coïncider les espaces
d'élection et les espaces de décisions, le peuple vote au niveau national et
les décisions se prennent à Bruxelles. Du coup, le contrôle démocratique sur
les décisions est extrêmement faible. Comment résoudre cette équation ? Et là
la panne est complète car personne ne propose de solutions.
L'autre élément à mon avis composant de
cette crise, c'est que l'Europe a été construite avec succès au lendemain de la
Seconde Guerre Mondiale de manière progressive sur le maître mot d'association
et effectivement, Durkheim l'a montré, la logique d'intégration associative
fait sens. C'est à dire l'union fait la force et l'union a fait la force en son
temps en Europe pour empêcher la guerre premièrement, c'est à dire une
troisième guerre européenne au XXe siècle, et deuxièmement pour favoriser la
reconstruction de pays européens dont l'économie s'était totalement effondrée.
Ce temps-là est terminé et la faute de l'Europe c'est de ne pas avoir su se
contextualiser, c'est à dire réagir aux contextes nouveaux.
Rendant à nouveau hommage à Durkheim
qui avait vu juste, Durkheim avait dit il y a deux façons de construire le lien
social : autour de l'association et autour de la solidarité. Je pense que le
temps de l'association est terminé, on doit entrer dans le temps de la
solidarité, c'est à dire la solidarité consiste à dire non pas « Nous
Allemands nous nous associons à la Grèce » mais « Nous Allemands
sommes solidaires de la Grèce car nous savons que si la Grèce s'effondre, à
terme, nous en subirons les conséquences ». Donc cette idée d'unité
fondamentale est une idée qui a été un peu snobée, abandonnée par les Européens
et maintenant ils se trouvent dans une situation de paralysie complète.
Est-ce que la période de décolonisation laisse encore des traces au niveau
des RI contemporaines ?
Ah totalement, totalement. Je dirais
d'abord parce que c'est un événement majeur des RI, qui a quand même fait
passer le monde de 51 Etats Souverains membres des Nations Unies en 1945 à 193
aujourd'hui mais surtout, circonstance très aggravante, c'est que cette
décolonisation a été complètement ratée et que l'échec de la décolonisation
pèse énormément sur les RI.
Elle a été ratée parce que la
décolonisation a conduit à copier le modèle étatique occidental dans les pays
qui accédaient à l'indépendance, alors que ce modèle n'était pas forcément
adapté, ce qui a provoqué une prolifération de failed States, et ces collapsed
States ont eu un effet effroyable sur les RI.
Deuxièmement parce que la
décolonisation aurait dû conduire à un enrichissement et en tous les cas à une
modification substantielle du multilatéralisme en créant de nouvelles
institutions capables de prendre en charge les défis nouveaux issus de la
décolonisation. Or, à part la création de la CNUCED
en 1964 et du PNUD en 1965, il y a eu très peu d'innovations sur le plan de la
gouvernance mondiale. Donc la gouvernance mondiale reste dominée par ce que
j'appelais tout à l'heure le club, c'est à dire les puissances du Nord et ceci
est très dysfonctionnel dans la gestion des crises contemporaines. Puis enfin
parce que les anciennes puissances coloniales sont amenées à trouver des formes
nouvelles de domination qui ont en quelques sorte compliqué le jeu
international. Donc effectivement la décolonisation c'est l'ordinaire des
crises que rencontre le système international aujourd'hui.
Question finale : quel autre souci vous inquiète dans les RI
contemporaines ?
J'ai trouvé que votre questionnement
était très pertinent parce qu'il permettait de toucher aux thèmes que je tiens
pour essentiels. Maintenant, si vous voulez, le grand problème qui moi
m'inquiète c'est le formidable décalage qu'il y a entre les analystes et les
acteurs. Je ne dis pas que les analystes ont tout compris, loin de là, mais je
crois que les analystes sont très conscients de ces transformations. Si vous
prenez les grands auteurs comme James Rosenau, Ned Lebow, comme Robert Keohane,
juste quelques-uns il y en aurait beaucoup d'autres, ils ont tous apporté une
pierre à la reconstruction de l'édifice des RI.
Moi ce qui me frappe, c'est l'autisme
des acteurs politiques, c'est à dire ils se croient encore à l'époque du
Congrès de Vienne et ça c'est source de tension absolument extraordinaire. Donc
tant que ce parfum de changement n'aura pas touché les acteurs politiques,
peut-être que Barack Obama était le premier à commencer à entrer dans ce jeu et
puis la parenthèse s'est refermée, tant donc qu'il n'y aura pas ce mouvement
vers la découverte d'un nouveau monde, peut-être aussi en intégrant dans notre
réflexion sur l'international des partenaires comme la Chine, ce n'est quand
même pas normal que cette Chine si puissante n'ait d'autre choix finalement que
de se rallier au paradigme et au modèle d'action propre à la diplomatie
occidentale, tant qu'on n'aura pas fait cet effort là et bien on sera encore
dans la négation de l'humain, et c'est ça le problème essentiel aujourd'hui,
c'est que nous n'arrivons pas à comprendre qu'au bout de tout ça il y a une
seule unité qui est l'être humain.
J'ai eu la chance de visiter 105 pays
et partout j'ai rencontré les mêmes hommes et les mêmes femmes, avec leurs
souffrances, avec leurs bonheurs, leurs malheurs, leurs joies, leurs peines,
leurs besoins qui étaient partout absolument identiques. Tant qu'on n'aura pas
compris cela, et bien je crois que l'on vivra dans un monde qui est en
contradiction totale avec ce qu'il est vraiment et essentiellement. On vivra dans
un monde d'artifice et donc dans un monde de violence.
Lire plus
· Lire Badie's Printemps Arabe : un commencement (SER
Études 2011) ici
(pdf)
· Lire Badie's Pour une sociologie historique de la
négotiation (préface de Négociations
internationales) ici
(pdf)
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