Quelle science pour quelle société ?
Les frontières disciplinaires ont pour effet de créer des no man's land où il ne fait pas toujours bon s'aventurer. Frege attribuait l'absence de réception de ses travaux aux habitudes intellectuelles des philosophes et des mathématiciens : mathematica sunt, non leguntur disaient les uns, philosophica sunt, non leguntur rétorquaient les autres. Poincaré, pour sa part, rappelait la boutade d'un physicien sur la loi des erreurs : personne ne s'interroge sur son statut car " les mathématiciens s'imaginent que c'est un fait d'observation, et les observateurs que c'est un théorème de mathématiques "1. De la même façon, philosophie des sciences et philosophie politique s'ignorant presque totalement l'une l'autre, la question quelle science pour quelle société ? est d'ordinaire négligée. L'épistémologie classique, celle de Frege et de Poincaré, la récuse. A ses yeux, étudier la science, étudier la société sont deux entreprises qu'il importe de garder strictement séparées. La science a en propre de décrire de façon de plus en plus précise la réalité et l'étude de cette propriété remarquable épuise le domaine de l'épistémologie. S'interroger sur le rapport de la science à la société, c'est s'engager sur un terrain glissant et chacun a en mémoire les discours sur la science bourgeoise ou la science aryenne.