Le système conceptuel de l'ordre du monde dans la pensée grecque à l'époque archaïque : 'timè', 'moira', 'kosmos', 'thémis' et 'dikè' chez Homère et Hésiode
Au centre des comportements et de l'attitude religieuse des anciens Grecs était une conception particulière du monde, auquel hommes et dieux prenaient part. Le cosmos était ordonné par les dieux et l'homme devait constamment assurer son intégration à cet ordre. Cette idée est perceptible dès Homère et Hésiode. Les concepts qui la définissaient, en particulier 'timè', 'moira', 'kosmos', 'thémis' et 'dikè' évoquent tous « un ordre », mais n'ont jamais fait l'objet d'une étude exhaustive commune. En cela réside l'originalité de cette thèse, qui vise à comprendre les relations entre ces notions pour éclairer la manière dont la pensée archaïque grecque, telle que perceptible chez Homère et Hésiode, a situé chacune d'elles dans une conception épique du monde. L'étude de ces termes chez Homère révèle d'abord l'étroite complémentarité de 'timè' et 'moira', qui structurent et ordonnent à la fois les mondes humain, divin et l'ensemble formé par ces deux portions du cosmos. La 'moira', « lot » ou « portion d'existence » qu'occupe un individu, est caractérisée par une 'timè', « honneur » ou « estime » qui revient à tout homme ou dieu et qui détermine une place relative dans un groupe, une « part sociale ». De ces notions découle une série de comportements qu'Homère qualifie tantôt de 'kata moiran', tantôt de 'kata kosmon'. Ces formules expriment, respectivement, la reconnaissance de la juste place de chacun dans l'ordre social ou du monde et la nécessité de conformer ses gestes de manière à établir des relations efficaces, propres à fonder ou à maintenir la cohésion d'un groupe. L'étude de 'thémis', en particulier dans l'usage formulaire 'thémis esti', révèle par ailleurs que cette notion est une force, de nature divine, qui incite à instaurer et à perpétuer l'ordre constitué par l'agencement des parts sociales ('timai') et existentielles ('moirai'), à l'échelle humaine et cosmique. Malgré quelques nuances à expliquer, la même articulation de ces termes, le même système conceptuel de l'ordre du monde, se retrouve chez Hésiode, comme le montre l'analyse du rôle du 'basileus'. Idéalement guidé par la 'thémis' dans ses décisions politiques et judiciaires, le roi ' souvent imparfait et faillible ' doit assurer et transmettre dans sa communauté l'ordre voulu par Zeus. La 'dikè', qui se place au c'ur des préoccupations hésiodiques, mais dont le sens ne diffère pas fondamentalement dans la poésie homérique, est à la fois un « lot » convenable qui s'attache à un individu en fonction de ses gestes et une force extérieure à l'homme, divine, qui assure et produit l'adéquation, positive ou négative, entre ce « lot » et le geste qui le commande. Il est donc possible, pour ceux qui connaissent bien les fondements de cette justice ' qui repose aussi sur l'ordre des 'timai' ' d'orienter ses actions de manière à éviter une 'dikè' néfaste et à s'assurer une 'moira' de mortel moins pénible, puisque conforme à l'ordre du monde. Dans le monde des hommes, les rois sont responsables de « distribuer » la 'dikè', mais demeurent eux-mêmes soumis à la justice de Zeus et à la force rétributive de Dikè elle-même, fille du Cronide et de Thémis. L'étude dans leur complémentarité des notions de 'timè', 'moira', 'thémis' et 'dikè' (le cas de 'kosmos' est toutefois sujet à nuances) permet de rendre compte d'un système conceptuel de l'ordre similaire chez Homère et Hésiode. Cependant, avec le poète d'Ascra, ce système n'est plus appliqué au monde héroïque, mais bien actualisé dans le monde de ses contemporains : la prééminence de 'dikè' chez cet auteur est symptomatique d'un ajustement de la tradition aux réalités contemporaines des communautés archaïques et annonce, déjà, les réflexions des poètes lyriques sur l'ordre de la cité grecque et sa corrélation nécessaire avec l'ordre cosmique et divin du monde. / At the heart of ancient Greek religious behavior was a particular conception of the world in which both gods and men had a part. The cosmos was ordered by the gods and men constantly had to secure their integration within that order, an idea already discernable in Homer and Hesiod. Its defining concepts of 'order', particularly 'time', 'moira', 'kosmos', 'themis' and 'dike', have never been a unified focus of study. How archaic Greek thought related these notions and their place within the epic conception of the world, perceived by Homer and Hesiod, is the aim of this thesis. The study shows that 'time' and 'moira' in Homer are complementary, structuring and ordering the divine and human worlds as well as the whole formed by those two parts of the cosmos. 'Moira', one's 'lot' or 'share of existence', was characterized by 'time', i.e. the 'honor' or 'esteem' that every man or god deserved and defined a relative place in a group, or a 'social part'. In Homer the two formulas 'kata moiran' or 'kata kosmon', express respectively the acknowledgment of one's position in the social or cosmic order and the necessity of actions that bring an effective relationship in the foundation or maintenance of group cohesion. The formula 'themis esti' moreover shows that 'themis' is a force of divine nature, that prompts the establishment or perpetuation of the orderly arrangement between social and existential parts ('timai' and 'moirai'), at both human and cosmic levels. With some necessary qualifications, the same conceptual system of world order is found in Hesiod in the role of the 'basileus'. Guided by 'themis' in his political or judicial decisions, the king ' often imperfect and fallible ' must assume and transmit to his community the order desired by Zeus. Even though Hesiod places more emphasis on 'dike' than Homer, his use of the term is not fundamentally different. 'Dike' was altogether an appropriate 'lot' that followed one's actions and a divine force that produced a positive or negative relationship between this 'lot' and the action that brought it. Those who possessed the knowledge of the mechanisms of that justice ' in the end based on an order of 'timai' ' could avoid an ill-fated 'dike'. Therefore, this avoidance made a less difficult 'moira' possible because it conformed to the world order. In the realm of men, kings were responsible for the distribution of 'dike', though subject themselves to the justice of Zeus and the retributive force of Dikè, his daughter from Themis. That 'time', 'moira', 'themis' and 'dike' are complementary (although the case of 'kosmos' needs to be qualified) allows for the explanation of a conceptual system of order that is similar in both Homer and Hesiod. However, the poet from Ascra did not apply this system to the heroic world but actualized it within his contemporary world. The central place that he gave to 'dike' was symptomatic of an adjustment of tradition to the contemporary realities of archaic communities. It already announced the reflections of lyric poets about polis' order and its necessary connection with cosmic and divine world order. ; Doctorat en philosophie et lettres (histoire) (HIST 3)--UCL, 2009